Il importe de reprendre la question du marxisme comme orthodoxie idéologique et comme objet de croyance totale. Au lieu de se demander, comme jadis, ce que le marxisme des partis ouvriers entre la commune et la grande guerre a pu devoir à Karl Marx, il convient plutôt de chercher à savoir - ce qui finalement n'a guère été fait - ce que fut cette idéologie, de qu'elles idées elle se composait, quelle en a été la force de persuasion et de mobilisation ; il convient de la déchiffrer dans sa logique. J'examine en lui-même et j'interprète dans son rôle historique un des « marxismes imaginaires », le premier en date de ceux-ci, l'ainsi nommé « marxisme orthodoxe » dans ce qu'il a dit et répété aux masses françaises et européennes. Ensuite, je montre d'où il vient et à quoi il se rattache - sans focaliser sur les écrits de Marx, bien au contraire : en immergeant ce système dans l'histoire globale des idéologies de critique sociale depuis le romantisme. J'opère un vaste travelling arrière sur la période qui va de la Restauration à la Révolution bolchevique, pour montrer dans l'ainsi nommé « marxisme » la figure accomplie d'une logique particulière à la modernité, qui apparaît tout armée dans les temps de la Restauration : la logique des Grands Récits. Le long XIXe siècle, 1815-1914, a été le laboratoire d'une invention idéologique foisonnante - invention qui demeure cependant contenue dans un « cadre de pensée » particulier et dans un canevas argumentatif indéfiniment réutilisé. Le marxisme, phénomène central du siècle passé et du XIXe, est l'objet d'un discrédit actuel qui succède à d'abondantes publications apologétiques et dévotieuses ou bien polémiques et réfutatives, devenues souvent de peu d'intérêt. Le moment venu de l'effort de sérénité scientifique et de compréhension historique : celui d'examiner cette idéologie, sans esprit de dévotion ni blâme, comme un fait marquant de l'histoire moderne qui reste à interpréter.